samedi 9 juin 2007

Beating the Devil : The Making of Night of the Demon, par Tony Earnshaw

(National Museum of Photography, Film & Television,
Tomahawk Press, 2005)




Il existe finalement peu de films relevant de l’horreur ou du fantastique à même d’activer le débat qui oppose fort classiquement esthétique de la monstration et art de la suggestion aussi bien que Rendez-vous avec la peur (Night of the Demon). Le début et la fin de cette histoire installent en effet sur le devant de la scène une créature monstrueuse, en pleine lumière et parfois en (très) gros plan, tandis que le détour, l’ellipse, la litote, etc. y prédominent partout ailleurs sous les formes les plus variées. Débauche visuelle contre principe de retenue donc, avec tous les présupposés attachés aux deux membres de cette dichotomie : la première démarche s’adresserait à un public composé d’enfants et d’adolescents, dont seule une réponse d’ordre physique serait requise ; considérée comme de meilleur goût, la seconde traduirait quant à elle une conception adulte, intellectuelle du genre. Depuis sa sortie sur les écrans anglais en décembre 1957, Rendez-vous avec la peur a acquis le statut de film culte. Si le démon du feu qu’il offre sans la moindre économie aux spectateurs est devenu, au fil du temps, une icône du genre (jusqu’à être cité, sans aucune raison apparente, dans un médiocre slasher tel que Souviens toi… l’été dernier 2 de Danny Cannon [1998]), les spéculations les plus variées sont allées bon train au sujet du différent ayant, semble-t-il, divisé son producteur et son réalisateur lors du tournage. Fortement associé au fantastique herméneutique des longs métrages produits par Val Lewton dans les années quarante pour la RKO, Jacques Tourneur aurait souhaité en reconduire la délicate esthétique, mais il se serait heurté in fine aux considérations bassement commerciales de Hal E. Chester. Les divers propos tenus par le réalisateur lui-même abondent dans ce sens. Remarquez, par exemple, son insistance sur l’ambiguïté de la perception du phénomène fantastique par le spectateur :

Je voulais, tout à fait à la fin, lorsque le train passe, inclure seulement quatre images du monstre soulevant le type et le jetant au sol. Boum, boum — L’ai-je vu ou ne l’ai-je pas vu ? Les gens auraient dû regarder le film une seconde fois pour être certains de ce qu’ils avaient vu.
(Joel E. Siegel, « Tourneur Remembers », Cinefantastique, volume 2, n° 4, été 1973, p. 25).

Quoi qu’il en soit, Chester a eu le dernier mot et aurait inséré les plans incriminés après le départ du metteur en scène ou bien ce dernier, contraint et forcé, n’aurait que partiellement donné son accord, etc. Bref, la version des faits racontée par Tourneur varie quelque peu d’un entretien à l’autre et l’on mesure alors bien tout l’intérêt qu’il y aurait à connaître enfin la vérité sur cette sombre histoire, ce à quoi vise explicitement la monographie écrite par Tony Earnshaw.

Passé un avant-propos de la plume du réalisateur Alex Cox, qui rappelle le rôle de la censure dans la genèse de Rendez-vous avec la peur en soulignant la différence de traitement qui existe en Grande-Bretagne entre art destiné aux élites et divertissement offert aux masses populaires, une longue introduction revient sur l’auteur de la source littéraire du film, la nouvelle Casting the Runes. De manière érudite, Christopher Frayling évoque ce que fut le premier public des textes de Montague Rodes James — une assemblée d’universitaires de Cambridge — ainsi que les partis pris esthétiques de l’écrivain, afin de mettre en évidence ce qui distingue son conte de Noël du film réalisé par Tourneur à destination des salles de cinéma populaires et notamment des drive-in.

Vient ensuite le coeur même de l’ouvrage, travail de recherche s’efforçant de rétablir la vérité tapie derrière le mythe à partir de précieux documents inédits et de nombreux témoignages. Ancien collaborateur d’Alfred Hitchcock (L’Homme qui en savait trop [1934] ou encore Les 39 marches [1935]), Charles Bennett adapte la nouvelle de James en 1954 sous le titre The Bewichted. À l’aide d’extraits de comptes rendus, Earnshaw retrace alors les difficultés que le script rencontre avec le British Board of Film Censors, auquel il est soumis dès le 10 janvier 1955, ainsi qu’avec la Motion Picture Association of America. Le verdict du BBFC tombe sans appel : tout film basé sur le scénario de Bennett ne pourra qu’être classé X, en vertu de son sujet même (les pratiques d’un culte satanique) et de tout ce que celui-ci implique. On trouve par exemple à redire aux « effets terrifiants » devant être produits par la musique (p. 13) et, plus largement, à tout le traitement du son (utilisation des cris, etc.), mais également à la présence d’un tableau représentant une messe noire, détail sur lequel se cristallisera jusqu’au bout l’attention des différents lecteurs. Les divers rapports cités permettent aussi d’entrevoir, certes de façon fragmentaire et indirecte, à quoi ressemblait le scénario original avant que l’Américain Chester ne commence à lui faire subir certaines modifications. Dans la version signée par le seul Bennett, le personnage de John Holden, qu’incarnera Dana Andrews, se rendait ainsi en Grande-Bretagne non pas pour mener une investigation sur des pratiques démoniaques, mais pour participer à un championnat de golf, sous-intrigue plus légère qui fut écartée quand les producteurs se résolurent à accepter la classification X et envisagèrent de distribuer le film en double programme. À l’inverse, alors que dans un premier temps Julian Karswell terrifie les enfants réunis pour la fête d’Halloween qu’il organise dans son domaine, comme son homologue littéraire, il finira par se livrer devant eux à d’innocents tours de magie. Le BBFC estima en effet qu’un comportement agressif envers des invités aussi jeunes qu’innocents était purement et simplement intolérable.

Il apparaît aussi — et surtout — que la manifestation d’une créature monstrueuse en début et fin de métrage était prévue bien avant le début du tournage lui-même, sous l’impulsion directe de Chester et avec la complicité de son représentant anglais Frank Bevis. Réalisateur américain alors inscrit sur la liste noire et ami de longue date du producteur, Cy Endfield aurait pour sa part non seulement apporté sa touche au scénario, intervention déjà connue de tous les tourneuriens, mais il aurait aussi peut-être contribué à la confection de tous les plans du démon, sans qu’il s’avère toutefois possible de déterminer avec exactitude le rôle qu’il a tenu. Les propos de Jacques Tourneur, qui rejetait sur Chester l’entière responsabilité de ce qu’il considérait être l’échec partiel de Rendez-vous avec la peur, se trouvent ainsi contredits, à l’instar de la chronologie jusqu’alors tenue pour certaine.

C’est sous le titre de The Haunted que le scénario fut présenté une dernière fois au BBFC et que le tournage eut lieu, mais Earnshaw élude la question de l’ultime changement de titre. En revanche, il confirme que, lorsque les opinions de Chester et Endfield commencèrent à diverger, Tourneur lui-même travailla sur le script. Dans le reste du livre, les anecdotes fusent, notamment sur les difficultés provoquées par l’alcoolisme de Dana Andrews, et il ne s’agirait là que de détails sans grande importance, voire, pire encore, de curiosité sordide, si Hal Chester ne se plaisait à assurer que l’état d’ébriété avancé de l’acteur altéra la dernière réplique de Rendez-vous avec la peur (p. 64). Se tournant vers Joanna Harrington (Peggy Cummins), John Holden devait en effet lui déclarer : « Il vaut peut-être mieux que vous ne sachiez pas » (« Maybe it’s better you didn’t know »), en référence aux véritables causes du décès de l’oncle de la jeune femme, survenu dans les premières minutes du film, et non « Il vaut peut-être mieux ne pas savoir » (« Maybe it’s better not to know »), comme tout spectateur attentif s’en souviendra sans doute. Si le producteur dit vrai, nous nous trouvons là en présence d’un accident pour le moins heureux, la généralisation involontairement produite par Andrews renforçant de façon considérable l’impact de la « conclusion » et s’inscrivant à merveille dans le cheminement de son personnage.

En dépit de son intérêt pour les études tourneuriennes et, plus largement, pour l’histoire du cinéma, Beating the Devil : The Making of Night of the Demon n’est cependant pas exempt de défauts plus ou moins préjudiciables. Passe encore que ses nombreuses citations se trouvent dépourvues de références, l’ouvrage ne se veut pas universitaire et cette regrettable pratique a cours ailleurs. Il revient alors au lecteur de se plonger dans la bibliographie présente en fin de volume pour tenter de les identifier tant bien que mal. Mais Tony Earnshaw manifeste aussi une fâcheuse tendance à avancer des idées, à formuler des jugements, à parler d’existence de preuves (p. 24) sans étayer le moins du monde ses propos. Ainsi soutient-il, à propos de la présence invisible qui accompagne Karswell à la fin de Casting the Runes, qu’« aucun public de la fin des années cinquante n’aurait toléré une telle suggestion » (p. 7) ; or cette tentative de justification de la présence du démon dans le long métrage ne peut manquer de paraître péremptoire telle qu’elle est énoncée par l’auteur. Plus important peut-être, M. R. James aurait pensé terminer son récit par un paragraphe où une « gigantesque chose ailée » (note 2, p. 21) se serait envolée, information des plus piquantes qui n’est malheureusement ni documentée ni exploitée. Il aurait aussi fallu expliquer quelque peu ce que la classification X signifiait dans le contexte de l’Angleterre des années cinquante pour que les critiques adressées au scénario cessent d’être simplement anecdotiques. Bref, au fil des pages noircies par Tony Earnshaw, certaines informations inédites ou excitantes surgissent, mais il reviendra sans conteste à d’autres chercheurs de les exploiter pleinement dans le futur.

Frank Lafond
(compte rendu publié dans Rendez-vous avec la peur, n° 2, avril 2007, pp. 89-90)

© Frank Lafond, 2005