jeudi 21 juin 2007

Tuer dans Le Passage du canyon (1946)

À l'occasion de la sortie française en DVD du Passage du Canyon (G.C.T.H.V.), je vous propose un court extrait de mon livre (pp. 78-79) :




Dans Le Passage du Canyon, premier western et long métrage en couleur du réalisateur, la perpétration de deux meurtres vient perturber la relative tranquillité d’une petite communauté de l’Oregon, celui, nocturne, d’un chercheur d’or commis par le banquier George Camrose (Brian Donlevy) et celui, diurne, de deux jeunes Indiennes par la brute Honey Bragg (Ward Bond). Tourneur prive à nouveau les spectateurs du moment même où le drame se déroule, privilégiant cette fois le personnage menaçant au détriment des infortunées victimes. Dans le roman d’Ernest Haycox, également auteur du livre qui fut à l’origine de La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939) de John Ford, l’assassinat de McIver (Wallace Scott) par Camrose est au contraire narré avec une profusion de détails crus :



Camrose glissa rapidement le revolver sous la ceinture de son pantalon et traversa la bande de gravier avec la vivacité d’un chat. Il fit du bruit en arrivant au-dessus de McIver. Il tomba sur McIver, enfonçant ses genoux dans le dos de l’homme alors que ce dernier essayait de se tourner et de s’éloigner de l’eau ; il se plaqua contre le corps violemment agité de McIver, posa son avant-bras à l’arrière du cou de l’homme et le força à plonger la tête dans l’eau et contre le gravier. Il lutta contre les puissants spasmes musculaires de McIver et les sentit diminuer d’intensité ; il entendit l’étrange bouillonnement mousseux monter de la bouche de McIver — un son si effroyable et anormal que cela lui souleva le cœur et qu’il ressentit une faiblesse. Cela ne dura pas longtemps. Étendu sur McIver, il sentit peu de temps après tout mouvement et toute vie s’éteindre…

Certes, le code de production hollywoodien n’aurait jamais permis la transposition littérale de cette description très réaliste d’un point de vue tant sonore que visuel. Tandis que l’agression entraîne naturellement dans le roman résistance, fuite ou encore lutte de la part des différentes victimes, l’acte meurtrier prolongé se voit écarté chez Tourneur au profit de l’instant où la décision de son accomplissement germe et s’implante dans le personnage. Celui-ci est alors montré s’avançant d’un air imperturbable et à pas comptés vers la caméra. Toutefois, même dans un tel contexte de production, le traitement de cet épisode violent — et de celui mettant en scène Bragg (1) — n’impliquait pas par nécessité une ellipse totale de ce qui constitue un pivot narratif du film. Ce faisant, s’opère un décentrage, puisqu’il ne s’agit pas tant de dissimuler un événement (un meurtre crapuleux dans le cas de Camrose) que d’en montrer un autre (un homme prenant la décision de tuer l’un de ses semblables) : la pensée de l’acte devient plus effrayante que l’acte lui-même. C’est sans doute à cette scène que fait allusion Fujiwara, lorsqu’il affirme que Tourneur « photographie l’intention de Donlevy dans Le Passage du Canyon » (2). L’expression ainsi que le corps du personnage et sa position par rapport à la caméra suffisent à eux seuls à engendrer un sentiment de peur. Camrose possède une démarche lente dont la raideur est soulignée par la musique de bastringue provenant du saloon et que l’on entend en son off durant toute la scène ; cette apparence quasi mécanique l’éloigne quelque peu de l’humain et tend à lui conférer une partie de l’ambiguïté essentielle des morts-vivants de Vaudou. Montrer le meurtre de McIver tel qu’Ernest Haycox le dépeint aurait été seulement atroce ; le suggérer de cette manière s’avère terrifiant. (3)

(1) : Fujiwara a cité un extrait d’une lettre de Joseph I. Breen, datée du 24 juillet 1945, dans laquelle le directeur du Production Code Administration fait les recommandations suivantes : « Il sera inadmissible de montrer ou de suggérer que les deux Indiennes se baignent entièrement nues. Leur personne doit être couverte de manière adéquate à tout moment. De plus, l’expression sur le visage de Bragg, tandis qu’il poursuit les filles, ne doit pas être trop lascive ». Chris Fujiwara, Jacques Tourneur: The Cinema of Nightfall, Jefferson et Londres, McFarland and Company, 1998, p. 295. Les inquiétudes du censeur portent ici davantage sur des questions de nudité et d’expression d’un désir sexuel concomitant que sur les problèmes relatifs à la représentation d’un acte violent.

(2) : Fujiwara, op. cit., p. 121.

(3) : L’escamotage des meurtres permet aussi de relativiser le degré de corruption morale de leurs auteurs, voire de mettre momentanément en doute leur réalisation effective.


© Frank Lafond / Presses Universitaires de Rennes (2007)